Humanisme-Ecologie-République

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Etienne Klein se penche sur le progrès scientifique

Etienne Klein : «Le progrès nest plus vu comme un soulagement, mais comme un souci»

Par Yann Verdo | 28/08 /2013

A l’approche de la rentrée, cinq personnalités livrent leur regard sur les sujets qui vont rythmer l’actualité des semaines à venir. Aujourd’hui, Etienne Klein, physicien au CEA et professeur à l’Ecole centrale, se penche sur le progrès scientifique.

Nos contemporains, ­dites-vous, ont pour beaucoup d’entre eux perdu confiance en l’idée de progrès. ­ Qu’est-ce qui explique ce désenchantement?

Une anagramme de « l’idée de progrès » se trouve être « le degré d’espoir ». Il ne s’agit bien sûr que d’un hasard, auquel on peut toutefois tenter de trouver un sens : pour que la foi dans l’idée de progrès se réactive et redevienne sincère, il faudrait pouvoir construire une sorte de filiation intellectuelle et affective entre l’avenir et nous.

Cela suppose que nous fassions l’effort préalable de configurer le futur, de le représenter. Car lorsqu’il est laissé en jachère intellectuelle, ce sont les peurs plutôt que les désirs qui l’investissent : avenir et espoir ne sont plus associés.

Je suis né en 1958. Les gens de ma génération se souviennent que pendant leur adolescence, ils étaient nourris par des hebdomadaires, tels « Pilote » ou « Tintin », qui leur expliquaient comment ce serait en l’an 2000, comment on y travail­lerait, s’y déplacerait, s’y nourrirait, etc.

Evidemment, ces anticipations se sont révélées fausses pour la plupart, mais n’empêche, le futur était là, sous nos yeux !

Il n’était pas pensé comme un pur néant, mais présenté comme un moment qui aurait effectivement lieu. Cela suf­fisait à tracer des trajectoires, à dynamiser le temps que nous vivions en force historique.

Aujourd’hui, quand on se risque à faire de la prospective, on se borne à 2025, c’est-à-dire à demain. Quid de 2050 ? Quand les adolescents d’aujourd’hui nous posent la question, nous n’avons que des réponses bien vagues à leur donner.

Cette crise de l’idée de progrès plonge-t-elle ses racines dans le cortège d’horreurs et de catastrophes qui a marqué le XXe siècle?

Bien sûr ! Le XX e siècle a été dégrisant à bien des égards. D’une certaine façon, il nous a fait entrer dans l’« après » de l’idée de progrès telle que la concevaient les Modernes. Certains parlent de « postmodernité » : la postmodernité, c’est en somme la modernité moins l’illusion.

L’illusion dont il est ici question, c’était celle de la possibilité d’un état final heureux, définitif, où il n’y aurait plus rien à faire d’autre que de continuer, de répéter, sans avoir à déployer autant d’efforts que ceux consentis pour parvenir à cet état.

Nous ne sommes plus dupes de ce catéchisme. Depuis le siècle des Lumières et les écrits de penseurs tels que Condorcet, nous avions vécu avec l’idée d’un embrayage automatique entre les différentes formes de progrès : le progrès scientifique engendre un progrès technique, qui engendre un progrès matériel, qui engendre un progrès moral...

La science était ainsi pensée comme un levier qui, dès lors qu’il était actionné, ne pouvait que conduire l’humanité à son plein épanouissement. Encore en 1930, pour l’inauguration de la Caisse nationale des sciences (ancêtre du CNRS), le découvreur de l’atome, Jean Perrin, prononçait un discours absolument incroyable dans lequel il prophétisait que les hommes, «libérés par la science», vivraient «joyeux et sains», dans une sorte d’Eden du futur.

Si ce genre d’ode au progrès nous paraît aujourd’hui si désuète, c’est que la suite du XXe siècle a fait voler en éclats cette croyance en un embrayage automatique entre les différents types de progrès. Seul le couplage progrès scientifique-progrès technique semble garanti, le reste du processus étant beaucoup plus aléatoire.

Quand je parle de progrès technique, je pense non seulement aux smartphones et autres tablettes, mais aussi, par exemple, aux vélos : ceux de 2013 n’ont plus grand-chose à voir avec les « biclounes » de mon enfance.

Mais nos vélos et tous les autres objets techniques ont beau avoir remarquablement progressé, nous n’avons pas atteint l’état de béatitude que faisait miroiter l’idéologie des Lumières.

Que constatons-nous ? Que, contrairement à ce qu’ont cru nos prédécesseurs, le nombre de problèmes ne diminue pas, qu’il croît même à mesure que les sciences et les techniques progressent. Le progrès n’est donc plus appréhendé comme un soulagement, mais plutôt comme un souci, une inquiétude diffuse.

Du «soulagement» au «souci»: un complet ­renversement de perspective...

Et qui marque la fin de la période, longue de trois ou quatre siècles, au cours de laquelle le projet scientifique apparaissait enchâssé dans un projet de civilisation.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, non pas parce que la science aurait trahi (elle n’a jamais rien promis), mais… parce que nous n’avons plus de projet de civilisation !

Un premier symptôme de cette évolution est que toute innovation est désormais interrogée pour elle-même, et non plus en fonction d’un horizon plus général, configuré à l’avance, qu’elle permettrait d’atteindre ou d’entrevoir.

D’ailleurs, chacun voit bien qu’au travers des multiples controverses que les applications de la science suscitent, ce n’est rien de moins que la question politique du projet de la cité, de ses fins, qui se trouve aujourd’hui posée : que voulons-nous faire socialement des savoirs et des pouvoirs que la science nous offre ? Les utiliser tous, par principe et au nom du progrès, ou les choisir, faire du cas par cas ?

Vous évoquez les controverses suscitées par les applications de la science. Vous agacent-elles?

Non, au contraire, je les trouve parfaitement saines, puisque la science ne nous dit pas ce que nous devons faire des pouvoirs qu’elle nous donne. Je déplore simplement, à l’occasion de certaines d’entre elles, l’usage d’une certaine forme de « populisme scientifique » consistant à se servir d’arguments de bon sens (en apparence) pour venir contester les dires des scientifiques.

Un magnifique exemple d’un tel populisme se trouvait, il y a quelques semaines, sur la couverture d’un grand hebdomadaire français qui titrait, à l’issue d’un mois de mai anormalement froid : « Climat : le réchauffement, c’est pour quand ? »

On devine aisément l’intention : tout citoyen français, de par la seule expérience que son organisme a, ici et maintenant, de la météorologie, devrait pouvoir en inférer des conclusions climatiques générales venant contredire le discours des climatologues. Comme si l’atmosphère de notre planète se résumait à sa seule part française et comme si on ne devait plus faire de distinction entre météorologie et climatologie…

Le bon sens n’a jamais été un bon guide en science. Toutes les lois physiques se sont construites ­contre lui. Prenez la chute des corps : chacun voit bien qu’un marteau tombe plus vite qu’une feuille. Et pourtant, en 1604, un certain Galilée est venu expliquer qu’en dépit des apparences, à rebours des observations, tous les corps tombent en réalité de la même façon, avec rigoureusement la même vitesse, quelle que soit leur masse.

L’observation seule – même la plus scrupuleuse – de corps en train de choir ne nous permet donc pas de percevoir l’énoncé de la véritable loi de la chute des corps, qui demeure tapie derrière les phénomènes communément observables.

Vous êtes professeur à l’Ecole centrale. Une tendance qui vous préoccupe est la désaf­fection des jeunes étudiants pour les carrières ­scientifiques, mise en évidence depuis quelques années par les rapports de l’OCDE.

C’est effectivement une donnée préoccupante : la « libido sciendi » semble s’émousser dans nos sociétés occidentales. Mais certainement pas en Chine, qui est en passe de prendre le relais. Toutefois, je ne suis pas pessimiste.

A l’heure où un grand nombre de Français se plaignent de l’Europe, de son coût, de ses lourdeurs administratives et de sa technocratie, je voudrais rappeler que c’est l’Europe qui a été le creuset intellectuel, social, économique et politique au sein duquel la science moderne a pu émerger.

Après la Seconde Guerre mondiale, son centre de gravité s’est certes déplacé aux Etats-Unis, mais ces derniers mois, c’est pourtant en Europe, ou grâce à des Européens, qu’ont eu lieu les plus belles avancées scientifiques : la découverte du boson de Higgs au LHC du CERN à Genève et l’obtention de la carte détaillée du fonds diffus cosmologique par le satellite européen Planck (ESA). L’Europe serait-elle en train de redevenir fidèle à sa propre histoire ?

A un moment où l’idée même d’Europe se trouve quotidiennement malmenée, il est bon, et surtout juste, de se poser cette question. Il n’y a pas que l’économie dans la vie…

Source : Les Echos.fr

http://www.lesechos.fr/journal20130828/lec1_idees_debats/0202961306460-etienne-klein-le-progres-n-est-plus-vu-comme-un-soulagement-mais-comme-un-souci-598497.php

 



02/09/2013
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