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«Cessons de croire aux contre-vérités de l’élevage industriel»

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Dans un abattoir en Allemagne. MICHAELA REHLE/REUTERS

Par Florence Burgat

En 1948, Georges Franju tourna dans les abattoirs de Vaugirard et de La Villette les images qui composent Le Sang des bêtes, film documentaire d’une vingtaine de minutes paru l’année suivante.

À cette époque, les chevaux et les bovins étaient assommés au merlin puis égorgés, tandis que, moins dangereux pour l’homme, les moutons, veaux, agneaux étaient directement égorgés.

Grâce aux efforts conjugués d’associations de défense des animaux, le législateur prit des mesures.

Un décret du 16 avril 1964 fixa les modalités d’insensibilisation des animaux avant leur abattage : trépanation de la boîte crânienne, perforation au niveau de la nuque, percussion de la boîte crânienne, électroanesthésie, anesthésie au CO2.

Ces méthodes, destinées à éviter les « souffrances inutiles », répondent à « la protection des animaux au moment de leur abattage [le fait de mettre à mort un animal par saignée] ou de leur mise à mort [tout procédé qui cause la mort d’un animal] », ainsi que continue de le préciser le décret en vigueur ; ces mesures furent étendues aux oiseaux et aux lapins en 1970.

Une curieuse idée de la protection en vérité, dont l’acception minimaliste tient dans l’évitement du pire dans un lieu où tout y invite.

Car qu’est-ce qu’un abattoir ? Un lieu où l’on tue à la suite des individus qui ne doivent leur naissance qu’à la programmation de leur mise à mort : les animaux de boucherie.

Des tueurs (selon le terme professionnel) sont rémunérés pour cette activité instituée au cœur des sociétés les plus policées et les plus fières de leurs valeurs.

L’historien du droit et psychanalyste Pierre Legendre s’interrogea naguère sur «l’étrange statut de l’assassin patenté, payant patente au fisc ou payé pour tuer», le tueur d’abattoir ; celui qui «en réalité ne tue pas, il travaille», mais qui «en vérité, tue, et voilà tout le mystère».

En effet, tout se joue dans cette substitution à laquelle nous procédons mentalement plus ou moins tous, et que la vérité du huis clos d’un petit abattoir de campagne a brisée.

Dans un abattoir, on ne travaille pas, on tue.

Tuer, est-ce un métier comme un autre ?

Évidemment pas.

Une mort ouatée garantie par l’automatisation des procédures

Dans ce lieu exceptionnel, il se passe quelque chose de singulier, loin de la normalisation d’une réglementation qui parle d’«anesthésie», d’«étourdissement», d’«insensibilisation», et fait donc croire à autre chose.

Ce vocabulaire qui évoque la torpeur, l’état de confusion offert par les premières minutes de sommeil, instille l’idée que, dans les abattoirs, la mort est désormais douce. Les animaux s’endorment pour ne plus se réveiller.

Voilà de quoi dormir nous-mêmes en paix.

Cette mort ouatée serait garantie par l’automatisation des procédures.

Beaucoup croient que les ratages incombant à la maladresse ou à la malveillance ont disparu ; de nos jours, des robots
détruiraient d’autres robots.

Bref, l’industrialisation de la mise à mort aurait mis fin aux débordements induits par l’absence de réglementation unifiée.

Le temps du dénigrement de l’industrialisation de l’élevage et de l’abattage vint.

Mais au lieu de conduire à une interrogation sur le fond, il fut derechef récupéré.

L’institution proposa d’introduire du «bien-être animal» dans le système actuel, tandis que ses opposants fustigèrent le «grand capital» au profit d’un retour aux petites exploitations du passé, où la viande était heureuse, les éleveurs comblés et les tueurs méticuleux.

Un véritable conte de fées qui ne résiste pas à une information sur les pratiques d’élevage, y compris les plus anciennes.

De fait, l’élevage industriel n’a rien inventé en matière de mauvais traitements, mais en disposant de la puissance issue des sciences et des techniques, il a considérablement accru son emprise.

Le succès de ces contre-vérités s’explique aisément : nous avons tous, individuellement et collectivement, envie de croire que cette viande à laquelle nous n’avons pas le cœur de renoncer contente tout le monde, jusqu’aux animaux eux-mêmes qui, selon certains, nous font don de leur vie !

Cette construction proprement délirante, en effet sans aucun rapport avec la réalité, vient d’être mise à mal par les images tournées dans un de ces petits abattoirs dont les «carnivores consciencieux» vantent les mérites, un abattoir «certifié bio» (sic) !

C’est évidemment la singularité de ce lieu, un lieu clos, soustrait aux regards, un lieu entre soi dans lequel on tue, tranche, dépèce, qui explique l’ordinaire des «entorses à la réglementation».

Laissant aux tueurs un blanc-seing, les services vétérinaires admettent se préoccuper des seuls aspects sanitaires, à l’autre bout de la chaîne, une fois les animaux morts.

Que voulons-nous, finalement ?

Que dans les abattoirs les animaux soient traités comme des «êtres sensibles», sujets à la «détresse» et à «l’angoisse» ainsi que le reconnaît le législateur, alors qu’ils sont, dans le même temps, la marchandise livrée chaque jour, par camions entiers, sous une forme imparfaite qui sera rapidement corrigée, des victimes qui sont déjà de la viande, c’est-à-dire rien ?

Prend-on suffisamment la mesure de cette double contrainte, qui rend si peu crédible le souci, pourtant bien mince, d’éviter les souffrances inutiles à des animaux qui n’existent déjà plus comme individus en raison du sort qui les attend ?

Voilà pourquoi certains esprits lucides se demandent si la boucherie peut engendrer autre chose que ce que nous avons vu, et si ce laisser-faire ne fait pas partie intégrante de cette étrange activité.

 

Source :

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Le Monde.fr |

http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/03/01/cessons-de-croire-aux-contre-verites-de-l-elevage-industriel_4874407_3232.html#Cv10JuZdqrbhwI1E.99

 

A propos de l’auteur :

 

Florence Burgat est philosophe, directrice de recherche à l’INRA. Dernier ouvrage paru : « La cause des animaux. Pour un destin commun », Buchet-Chastel, 2015



01/03/2016
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